La pandémie a révolutionné le monde du travail, notamment par l’adoption du télétravail dans un nombre considérable d’entreprises. De fait, le pourcentage de la population canadienne en télétravail est passé de 7% en 2016 à 21% en 2023.[1]
Cette forme d’organisation du travail gagnant en popularité offre des avantages indéniables, mais comporte également plusieurs défis pour les employeurs. En effet, le télétravail peut rendre plus ardue, pour ces derniers, la gestion de ses ressources.[2]
En contexte de télétravail, la surveillance de la productivité, le maintien de l’engagement des employés et l’encadrement des responsabilités soulèvent des enjeux importants en matière de gestion et de conformité aux obligations de l’employeur.
Cette tendance à la hausse du télétravail, jumelée aux difficultés de supervision exprimées par de nombreux employeurs, a intensifié l’usage de certaines technologies de surveillance des employés[3], plus communément appelées patrongiciels, ou « bossware » en anglais.
Qu’est-ce qu’un patrongiciel ?
Un patrongiciel est un logiciel installé sur un appareil (ordinateur, cellulaire, etc.) pour surveiller et recueillir des informations sur son utilisateur, notamment par le suivi des sites consultés, le statut de l’activité sur Teams, le contenu des courriels, les captures d’écran, le mouvement de la souris ou le nombre de frappes sur le clavier. Ces logiciels sont, dans bien des cas, imperceptibles, donc utilisés par les employeurs à l’insu des employés.[4]
Les motivations des employeurs
Certaines organisations adoptent les patrongiciels pour protéger leurs actifs contre la fraude et le vol de données, pour détecter des comportements malhonnêtes, pour identifier l’usage des équipements de la compagnie à des fins personnelles et pour détecter le vol de temps. De surcroît, ces logiciels de surveillance peuvent être utilisés par les organisations pour repérer d’éventuelles baisses de productivité chez les employés et, le cas échéant, mettre en place des mesures correctives.
Bien que les logiciels de surveillance puissent apparaître, pour certains employeurs, comme étant une solution simple et efficace afin d’encadrer la gestion des actifs de l’entreprise, leur utilisation requiert néanmoins une grande prudence, notamment en ce qui concerne le respect des droits des employés. En effet, la collecte d’informations personnelles par ces logiciels de surveillance soulève des enjeux majeurs, notamment en matière de vie privée et de gestion des ressources humaines.
Les enjeux en matière de vie privée
D’une part, en principe, un employeur est en droit de gérer ses employés et de prendre des décisions pour assurer la rentabilité et le bon fonctionnement de son entreprise. Ce droit de gérance de l’employeur lui permet d’encadrer son personnel pour qu’il se conforme aux règles en vigueur dans l’entreprise.[5]
D’autre part, la protection du droit fondamental à la vie privée des travailleurs est protégée par le Code civil du Québec et la Charte des droits et libertés de la personne, L.R.Q., c. C‑12. À cet égard, la jurisprudence a consacré l’existence du droit à la vie privée des salariés sur les lieux du travail. Dans l’arrêt Bridgestone/Firestone, la Cour d’appel souligne ceci :
« Ce rapport de dépendance juridique et fonctionnelle ne colore pas cependant toutes les relations entre l’employeur et le salarié, notamment hors de l’établissement. Même à l’intérieur de celui-ci, peuvent se poser des problèmes de protection du droit à la vie privée et à la dignité du travailleur qui seront sans doute examinés lorsque l’occasion se présentera. La relation de dépendance dans l’exécution du travail ne permet pas d’induire un consentement du salarié, au sens de l’article 35 C.c.Q., à toute atteinte à sa vie privée. »[6]
Ainsi, bien qu’un employé conserve son droit à la protection de la vie privée lorsqu’il est au travail, il n’en demeure pas moins que son expectative légitime de vie privée est réduite dans le contexte professionnel. Cette expectative de vie privée est d’autant plus limitée lorsqu’un employé utilise l’équipement informatique de l’employeur.
Une sentence arbitrale prononcée le 3 août 2020 (Syndicat des professionnelles et professionnels municipaux de Montréal (SPPMM) et Ville de Montréal (grief syndical), 2020), rejette le grief du syndicat contestant l’utilisation par la Ville de Montréal des informations recueillies par le logiciel Graylog, logiciel de surveillance implanté sur tous les postes de travail de la Ville. Dans le passé, l’Employeur avait constaté une utilisation non conforme et abusive d’internet par le personnel, et avait en ce sens déployé des mesures pour assurer l’usage sécuritaire des outils informatiques de la Ville, détecter les cas d’abus ou de vol de temps et sensibiliser les employés.
Le logiciel Graylog compilait les données d’utilisation Internet des 22 000 employés de la Ville, en identifiant les catégories de sites considérés comme non liés au travail. Il enregistrait ensuite le nombre de connexions et la fréquence d’accès par catégorie sur une période donnée. L’employeur extrayait les rapports quotidiens des 50 plus grands utilisateurs, et ce, quatre fois par année. Ces rapports, anonymisés à l’aide de codes d’utilisateurs, pouvaient au besoin permettre l’identification d’un employé. Si l’analyse révélait un volume ou un temps de consultation jugé excessif, l’employeur pouvait alors procéder à une surveillance ciblée sur le poste de travail concerné.
Ultimement, la décision de l’arbitre a été rendue en faveur de la Ville de Montréal. En effet, d’une part, l’arbitre a conclu que l’utilisation du logiciel Graylog par l’Employeur ne constituait pas une surveillance constante et continue des employés. De plus, le décideur a établi que le niveau d’expectative de vie privée auquel l’employé devait s’attendre dans son milieu de travail était réduit lorsqu’il utilisait le matériel informatique de l’Employeur. D’autre part, l’Employeur a été en mesure de démontrer la nécessité de protéger les données et les systèmes informatiques de la Ville et a su démontrer un lien relationnel entre cet objectif et l’utilisation du système Graylog. La surveillance et la collecte d’informations étaient motivées ainsi que responsables, limitées et encadrées, rendant son utilisation la moins intrusive possible. Après tout, l’employeur est un organisme public qui gère l’argent des contribuables ; il est donc légitime qu’il s’assure que cet argent soit dépensé à bon escient.[7]
Cette décision a été portée jusqu’en Cour d’appel, et cette dernière a maintenu la sentence arbitrale de l’arbitre.
Les enjeux en matière de gestion des ressources humaines
Outre les enjeux concernant la vie privée, les patrongiciels soulèvent plusieurs enjeux en matière de gestion des ressources humaines, car ils touchent à des aspects cruciaux de la relation entre un employeur et ses employés.
En effet, ce genre de technologie peut engendrer un climat de méfiance, en plus de brimer l’autonomie et ultimement la productivité des travailleurs. Une utilisation inappropriée d’un tel logiciel, caractérisée par un manque de transparence de l’employeur, peut contribuer à une dégradation du climat de travail au sein de l’organisation. Un usage inefficace de cette technologie est susceptible de nuire au précieux lien de confiance entre un employeur et ses employés, lien déterminant dans le cadre d’une relation d’emploi.[8]
La conclusion
Le recours à un logiciel de surveillance peut être attrayant pour les employeurs, notamment en contexte de télétravail, où la gestion des employés s’avère souvent plus complexe. Toutefois, l’employeur doit faire preuve de prudence et s’assurer de disposer d’un motif raisonnable pour justifier la mise en place d’un tel outil.
De surcroît, pour que ces outils soient réellement efficaces et bien accueillis, leur déploiement doit être réfléchi, transparent et respectueux des droits des employés, notamment en ce qui concerne la vie privée, la relation de confiance et le maintien d’un climat de travail sain. Un employeur qui souhaite avoir recours aux patrongiciels pour surveiller les activités informatiques de ses employés doit le faire avec prudence, en étant bien informé des lois encadrant ce genre de pratique, tout en demeurant conscient des enjeux que peut soulever l’utilisation de cette technologie.
Nos professionnels en ressources humaines et en droit du travail sont à votre disposition pour vous accompagner dans la mise en place de pratiques encadrées, équilibrées et conformes aux obligations légales.
[1] Wray, D. (2024, 5 juin). Télétravail, emploi du temps et bien-être : données probantes tirées de l’Enquête sur l’emploi du temps de 2022 (publication no 89 – 652-X2024003). Statistique Canada. https://www150.statcan.gc.ca/n1/pub/89 – 652‑x/89 – 652-x2024003-fra.htm
[2] Sébastien Gambs, Protection de la vie privée en contexte de télétravail et de retour au travail : à quoi porter attention ?, Chaire de recherche du Canada sur l’analyse respectueuse de la vie privée et éthique des données massives, Université du Québec à Montréal (UQAM), 2020.
[3] Gaza, P.-E. (2024,17 octobre) Travailler sous surveillance : Comment les travailleuses et travailleurs perçoivent-’ils ls technologies utilisées pour surveiller ? Actualités Uqam. https://actualites.uqam.ca/2024/travailler-sous-surveillance/
[4] Recherche partenariale UQAM-CSN-CSQ-FTQ, Comprendre, sensibiliser et protéger : Guide pratique sur la surveillance électronique au travail, Février 2024
[5] CNESST, https://www.cnesst.gouv.qc.ca/fr/prevention-securite/milieu-travail-sain/droit-gestion
[6] Syndicat des travailleuses et travailleurs de Bridgestone/Firestone de Joliette (C.S.N.) c. Trudeau, [1999] R.J.Q. 2229 (C.A.)
[7] Syndicat des professionnelles et professionnels municipaux de Montréal (SPPMM) c. Flynn [2022] QCCS 363 (C.A.)
[8] Recherche partenariale UQAM-CSN-CSQ-FTQ, La surveillance des employé.e.s au Québec