Dans un jugement récent, la Cour suprême du Canada a affirmé que les protections offertes par l’article 8 de la Charte canadienne des droits et libertés (la « Charte canadienne »), conférant le droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions ou les saisies abusives, s’appliquent aux employés de conseils scolaires de l’Ontario, établissant un précédent pour la protection de la vie privée dans les environnements de travail gouvernementaux.

Historique du litige

Grief

En février 2015, la Fédération des enseignantes et des enseignants de l’élémentaire de l’Ontario a déposé un grief contre le Conseil scolaire de district de la région de York, suite à un incident où le directeur d’une école avait accédé sans autorisation aux communications privées des enseignantes stockées sur un ordinateur portable de l’école. Ces communications, qui étaient consignées dans un journal électronique personnel et protégées par mot de passe, ont été utilisées par le directeur pour émettre des réprimandes écrites à l’encontre des enseignantes concernées.

Le syndicat a déposé un grief pour contester cette mesure disciplinaire, alléguant que la fouille avait violé leur droit au respect de la vie privée au travail. Aucune atteinte à un droit protégé par la Charte canadienne n’a été alléguée. 

Sentence arbitrale

Une arbitre du travail a examiné les actions du directeur d’école qui ont mené aux mesures disciplinaires contre les enseignantes, notamment l’usage des captures d’écran de leur journal électronique personnel. Elle s’est demandé si les plaignantes avaient, à l’égard de leur journal électronique, une attente raisonnable en matière de respect de la vie privée, de sorte que les fouilles effectuées par le directeur de l’école et le Conseil constituaient des atteintes à leur droit à cet égard. Fait à noter, on ne demandait pas à l’arbitre de décider s’il avait eu une atteinte au droit protégé par l’article 8 de la Charte canadienne ; elle a toutefois tenu compte de principes élaborés dans la jurisprudence relative à cette disposition. 

L’arbitre a conclu que les plaignantes avaient bien un droit direct et une attente subjective de confidentialité concernant le contenu de leur journal. Cependant, cette attente de confidentialité était considérée comme objectivement raisonnable seulement jusqu’à un certain point. 

L’arbitre a noté que l’attente en matière de respect de la vie privée était diminuée par le fait que l’une des enseignantes avait laissé le journal ouvert sur un ordinateur appartenant au Conseil scolaire, accessible dans la salle de classe. L’arbitre a donc rejeté le grief sur la base que le Conseil scolaire n’avait pas violé l’attente raisonnable des enseignantes en matière de vie privée, en mettant en balance leur attente de confidentialité avec le droit de l’administration scolaire de gérer ses établissements.

Cour divisionnaire de l’Ontario

En 2020, en révision judiciaire, la Cour divisionnaire de l’Ontario a jugé que la décision de l’arbitre était raisonnable, concluant que la fouille effectuée par l’administration scolaire ne soulevait pas de questions relatives à la violation de l’article 8 de la Charte canadienne, car cet article ne protégerait pas spécifiquement les employés contre les fouilles dans un contexte de travail, à l’inverse des contextes pénaux. L’arrêt ne spécifie pas quelle partie a soulevé l’argument concernant l’article 8 de la Charte canadienne, ni si la Cour l’a examiné de son propre chef

Cour d’appel de l’Ontario

Insatisfait du résultat de la révision judiciaire, la Cour d’appel a accueilli l’appel du syndicat à l’unanimité et a annulé la décision de l’arbitre. Selon elle, les droits des plaignantes en vertu de l’article 8 de la Charte canadienne avaient été violés. Contrairement à la Cour divisionnaire et à l’arbitre en première instance, la Cour d’appel a jugé que l’article 8 s’applique bien aux actions du directeur et du Conseil scolaire, et que les employés ont droit à la protection contre les fouilles, les perquisitions et les saisies déraisonnables, et ce, même en milieu de travail. 

Devant la Cour suprême

Le Conseil scolaire a demandé à la Cour suprême d’intervenir dans cette affaire. 

Dans cet arrêt, la Cour suprême affirme que les conseils scolaires de l’Ontario, en tant qu’extensions du gouvernement, sont indéniablement soumis aux exigences de la Charte canadienne, notamment à l’article 8, lequel protège contre les fouilles, perquisitions et saisies abusives.

La Cour suprême a statué que, pour déterminer s’il y a eu violation de l’article 8 de la Charte canadienne contre les fouilles, les perquisitions et les saisies abusives en milieu de travail, deux (2) questions doivent être posées, la première étant la suivante :

1) Existe-t-il une attente raisonnable en matière de respect de la vie privée, laquelle doit être analysée à la lumière de « l’ensemble des circonstances » du dossier ?

Pour y répondre, la Cour suprême se prononce entre autres en ces termes :

« [103] Inévitablement, la nature de l’attente raisonnable en matière de respect de la vie privée dépend du contexte. Ainsi, les réalités opérationnelles de même que les politiques et pratiques de l’employeur peuvent avoir une incidence sur le caractère raisonnable de l’attente de l’employé en matière de respect de sa vie privée. (…) »

(Nos caractères gras)

La seconde question peut être formulée comme suit :

2) La fouille était-elle raisonnable dans un contexte de relations de travail ?

Pour y répondre, la Cour suprême précise que les arbitres peuvent continuer de s’appuyer sur la jurisprudence arbitrale existante en matière de protection de la vie privée en contexte de relations de travail, mais que ces derniers doivent s’assurer que leur analyse est conforme au cadre d’analyse applicable à l’article 8 de la Charte canadienne.

En conséquence, la Cour suprême a rejeté l’appel du Conseil scolaire, confirmant ainsi le jugement de la Cour d’appel de l’Ontario qui reconnaissait la violation des droits des plaignantes sous l’article 8 de la Charte canadienne. 

Précisons par ailleurs que la Cour suprême a mentionné que l’analyse effectuée dans ce dossier portait spécifiquement sur les conseils scolaires publics de l’Ontario et que, de ce fait, elle ne se prononçait pas sur l’applicabilité de la Charte canadienne aux conseils scolaires d’autres provinces, aux écoles privées ou à toute autre organisation dans le secteur privé. 

Notons toutefois que la Cour suprême a souligné que les principes sur lesquels elle s’est appuyée pour rendre cet arrêt s’appliquent également à l’extérieur de l’Ontario.

Impact sur les employeurs

La Cour suprême a précisé que lorsqu’un grief implique une possible violation d’un droit protégé par la Charte (pour les employeurs gouvernementaux), l’arbitre doit en tenir compte comme un facteur juridique important dans son analyse. Cela impose aux employeurs un cadre légal strict lorsqu’ils envisagent des mesures qui pourraient impacter la vie privée des employés, telles que la surveillance des communications entre employés ou l’accès à des informations personnelles ne les concernant pas sur les équipements de travail utilisés par leurs employés.

Pour les employeurs hors du secteur public, bien que cet arrêt ait mis en cause un employeur gouvernemental, il crée un précédent quant à la manière dont les attentes de vie privée doivent être gérées dans tous les environnements de travail. 

Or, comme l’indique la Cour suprême, puisque les « politiques et pratiques de l’employeur peuvent avoir une incidence sur le caractère raisonnable de l’attente de l’employé en matière de respect de sa vie privée », il devient d’autant plus important de mettre en place des politiques ou des directives claires portant sur l’utilisation des équipements, logiciels et/​ou plateformes appartenant ou fournis par l’employeur. En effet, de telles politiques peuvent venir réduire l’attente raisonnable d’un employé en matière de vie privée.

Bien sûr, nous demeurons disponibles afin de vous assister dans cette mise à jour.