Nous vous avons récemment fait part de l’affaire Groupe CRH[1], où la Cour supérieure était intervenue afin de casser une décision du Tribunal administratif du travail (le « TAT »), laquelle élargissait l’interprétation de la notion d’établissement au sens de l’article 109.1 g) du Code du travail (le « C.t. ») aux salariés en télétravail remplissant les fonctions de salariés faisant partie d’une unité de négociation en grève ou en lock-out. Voir notre article à ce sujet : https://lorangermarcoux.com/ressources/la-cour-superieure-tranche-la-notion-detablissement-au-sens-du-code-du-travail-ne-setend-pas-au-salarie-en-teletravail. Ce jugement fait actuellement l’objet d’une requête pour permission d’appeler devant la Cour d’appel.
Or, le 10 mai 2023 dernier, la Cour supérieure a rendu un autre jugement sur cette même question dans l’affaire Coop Novago[2], où elle a indiqué que l’interprétation du TAT voulant que la notion d’établissement au sens de l’article 109.1 C.t s’étende également aux salariés en télétravail était raisonnable, de sorte que les fonctions des salariés de l’unité en grève ou en lock-out ne peuvent être remplies à distance par des salariés non syndiqués.
Dans un premier temps, revenons brièvement sur la décision du TAT dans l’affaire Coop Novago.
La décision du Tribunal administratif du travail dans l’affaire Coop Novago
L’employeur, la Coop Novago, est une coopérative agricole qui regroupe des producteurs agricoles, des consommateurs et des entreprises. Le Syndicat des travailleuses et travailleurs de la Coop Lanaudière (le « Syndicat ») est accrédité pour représenter l’unité de négociation, qui couvre quatre établissements de l’employeur.
Depuis le 8 octobre 2019, les parties sont en négociation dans le cadre du renouvellement de la convention collective. Suivant deux premiers mandats de grève, un mandat de grève générale illimitée est exercé le 12 octobre 2021. Au mois de novembre suivant, le Syndicat demande qu’un enquêteur soit dépêché afin de vérifier l’application des dispositions anti-briseurs de grève. L’enquête révèle que deux salariés ont contrevenu à l’article 109.1 C.t.
Suivant ces conclusions, le Syndicat introduit une requête devant le TAT afin d’obtenir notamment une ordonnance enjoignant l’employeur de cesser d’avoir recours aux services de personnes non couvertes par l’accréditation travaillant à distance pour effectuer les tâches des salariés en grève.
Le 23 mars 2022, le TAT rend sa décision[3]. En ce qui concerne les salariés en télétravail, le TAT doit déterminer si l’employeur contrevient aux dispositions anti-briseurs de grève en permettant que ceux-ci remplissent à distance des fonctions de salariés faisant partie de l’unité de négociation en grève. Cette question l’amène à interpréter la notion d’établissement prévue notamment à l’article 109.1 C.t.
Pour ce faire, le TAT adopte une interprétation contextuelle de la notion d’établissement qui tient compte de la nouvelle réalité du télétravail introduit dans la foulée de la pandémie de Covid-19. Ceci l’amène à appliquer le concept d’« établissement déployé » développé par le TAT dans l’affaire Groupe CRH[4] et à conclure que les salariés en télétravail effectuaient, dans l’établissement de l’employeur où la grève avait été déclarée, le travail des salariés de l’unité de négociation en grève, agissant ainsi en contravention à l’article 109.1 C.t.
Par conséquent, le TAT ordonne à l’employeur de cesser et de s’abstenir d’utiliser, en tout temps et tant dans ses établissements physiques que virtuellement, les services de certains employés pour remplir les fonctions d’un salarié faisant partie de l’unité de négociation en grève, ce qui inclut les salariés en télétravail.
L’employeur se pourvoit en contrôle judiciaire de cette décision.
Le jugement de la Cour supérieure dans l’affaire Coop Novago
La Cour supérieure établit tout d’abord que c’est la norme de la décision raisonnable qui s’applique à la décision du TAT.
La Cour souligne ensuite que le TAT s’est posé la bonne question en se demandant quel est le sens à donner au terme « établissement » au sens de l’article 109.1 C.t. en contexte de télétravail, mais qu’il n’a pas développé son raisonnement sur cette question, se contentant de retenir la position adoptée dans l’affaire Groupe CRH[5].
Afin de déterminer si la décision attaquée comporte les attributs de la raisonnabilité, la Cour analyse la décision Groupe CRH rendu par le TAT.
La Cour retient que la simple référence par le TAT à la décision Groupe CRH sans en reprendre les passages cruciaux pour appuyer son raisonnement « peut constituer une lacune ou une déficience dans l’élaboration de la justification […] de la décision », mais que ce défaut « ne constitue pas une déficience suffisamment capitale ou importante pour rendre la décision du TAT déraisonnable »[6].
De même, la Cour souligne que l’employeur « doit nécessairement connaître le concept d’« “établissement déployé” » élaboré dans l’affaire Groupe CRH, ce qui permet de mieux comprendre le raisonnement adopté par le TAT dans la décision faisant l’objet du pourvoi[7].
La Cour conclut que « l’actualisation du terme “établissement” à la lumière des nouvelles réalités (virtuel et télétravail) justifie le TAT de conclure que les fonctions des salariés de l’unité en grève ne peuvent être remplies à distance, en télétravail, par des employés non syndiqués, sans contrevenir à l’objet de la loi et particulièrement aux dispositions traitant des mesures anti-briseurs de grève »[8]. Conséquemment, elle rejette le pourvoi de l’employeur sur cette question et déclare que la décision rendue par le TAT est raisonnable.