1. Une quatrième révolution industrielle

Au cours des dernières années, le monde du travail a connu d’importants changements, notamment la généralisation du télétravail, l’évolution des attentes des travailleurs, la transformation des emplois et l’accélération de l’automatisation. Nous assistons actuellement aux premiers balbutiements de ce que l’on qualifie de quatrième révolution industrielle. Celle-ci marque une transition vers des systèmes de production intelligents et interconnectés, rendus possibles grâce aux avancées technologiques, en particulier par l’usage croissant de l’automatisation, de l’échange de données et de l’intelligence artificielle (IA).[1]

L’IA regroupe un ensemble de technologies et de systèmes informatiques capables de simuler certaines fonctions propres à l’intelligence humaine, telles que l’apprentissage, le raisonnement, la perception et la prise de décision. Elle a pour objectif d’automatiser des tâches cognitives jusqu’ici réservées à l’humain[2], ce qui permet, à terme, d’importants gains en productivité et en efficacité en contexte de travail.

Cette quatrième révolution se distingue par la rapidité de sa diffusion, la diversité des secteurs touchés et l’ampleur des transformations qu’elle entraîne. Si les technologies qu’elle met en œuvre peuvent encore paraître futuristes, leur adoption généralisée semble inévitable à court terme.[3]

À ce titre, selon un sondage mené par l’Ordre des conseillers en ressources humaines agréés en septembre 2024, l’adoption de technologies liées à l’IA progresse de manière notable au sein des entreprises québécoises. En effet, 57 % d’entre elles ont déjà intégré ces technologies ou prévoient le faire prochainement. Parmi celles qui ne comptent pas y recourir, les principaux freins évoqués sont le manque de ressources (48 %), le manque de temps (38 %) ainsi qu’une compréhension limitée de l’IA et de ses bénéfices (47 %).[4] Pourtant, il est clair que l’IA s’impose aujourd’hui comme un levier essentiel pour optimiser la productivité et l’efficience des processus organisationnels. 

2. Et qu’en est-il de la gestion des ressources humaines ?

Selon l’Observatoire international sur les impacts sociétaux de l’IA et du numérique (OBVIA), le risque que l’IA provoque une suppression massive d’emplois demeure relativement faible. On doit plutôt s’attendre à des transformations profondes dans la nature même du travail, et ce, dans de nombreux secteurs et types d’emplois.

Dans ce contexte, les professionnels en ressources humaines joueront un rôle clé pour accompagner les organisations dans ces changements majeurs. Cela impliquera, d’une part, d’adapter les pratiques organisationnelles afin d’intégrer l’IA de manière éthique, légale et efficace et, d’autre part, de faire évoluer la profession des ressources humaines elle-même, en tenant compte des avancées technologiques.

Les professionnels en RH devront notamment soutenir le développement des compétences de la main‑d’œuvre pour répondre aux nouvelles exigences du marché. Des compétences de base, telles que la numératie, s’avéreront essentielles pour permettre aux employés de s’adapter au virage numérique. 

Mais qu’est-ce que la numératie ? La numératie se définit comme la capacité d’une personne à comprendre et à utiliser des concepts mathématiques, afin de maîtriser l’information quantitative et spatiale nécessaire pour fonctionner de manière autonome dans la société. [5]

En plus d’assurer l’évolution des compétences de la main‑d’œuvre, les RH devront aussi gérer les effets de l’IA sur la structure des emplois, notamment en ce qui concerne la création, la suppression ou la transformation des rôles, en favorisant la requalification des employés.

Par ailleurs, l’IA est perçue comme une occasion de réduire les coûts associés à la fonction RH, d’améliorer la performance des pratiques de gestion, et de renforcer le rôle stratégique des professionnels RH au sein des organisations.[6] En automatisant une partie des tâches répétitives liées à la fonction RH, l’IA permet aux professionnels de se consacrer davantage à des activités complexes, à forte valeur ajoutée, tout en leur offrant la possibilité d’appuyer leurs décisions sur des données probantes, plutôt que de se fier uniquement à l’intuition ou à l’expérience, longtemps prédominantes dans ce domaine.

3. Quelques exemples d’intégration de l’IA en gestion des ressources humaines

L’IA s’intègre progressivement à plusieurs volets de la gestion des ressources humaines, notamment au recrutement, au soutien des employés et à l’évaluation de la performance.

À ce jour, l’IA trouve son application la plus répandue dans le secteur du recrutement.[7] L’IA permet de gagner un temps considérable en automatisant le traitement, l’analyse et le tri des candidatures, selon la description du poste, les critères de sélection et les compétences recherchées. Son utilisation représente également une opportunité de limiter les biais cognitifs souvent présents dans les processus de sélection humaine — un point sur lequel nous reviendrons. Certains outils vont même jusqu’à convoquer automatiquement les candidats retenus à des entrevues en ligne par l’intermédiaire d’agents conversationnels, ou chatbots.[8]

L’utilisation de ces agents conversationnels dépasse toutefois le cadre du recrutement. Ils peuvent accompagner les employés dans leurs démarches quotidiennes, en répondant à des demandes courantes telles que la modification d’une couverture d’assurance, une question sur la politique de vacances ou la soumission d’une demande de congé.[9]

Enfin, l’IA a également le potentiel de modifier les pratiques d’évaluation du personnel. Plutôt que de s’appuyer sur un contrôle direct, les organisations peuvent désormais recueillir à distance des données variées issues de capteurs, de systèmes GPS, de badges sociométriques ou d’accès permettant de faire ressortir des tendances sur le comportement, les interactions et la performance des employés. Ces données sont ensuite analysées par l’IA afin de soutenir les décisions en matière de gestion de la performance et de productivité.[10]

Ces exemples illustrent une infime partie du potentiel de l’IA. En théorie, ces applications sont particulièrement attrayantes pour les organisations, notamment en raison des gains de temps et de productivité qu’elles promettent. Toutefois, en pratique, l’intégration de l’IA dans le monde du travail au Québec soulève des enjeux majeurs, en particulier sur le plan éthique et juridique.

4. IA au travail : quels enjeux éthiques et juridiques ?

Parmi les enjeux soulevés par l’IA en matière de gestion des ressources humaines, on retrouve, entre autres, la qualité des données, la discrimination, la collecte et l’utilisation des données personnelles, la prise de décisions justes et équitables respectueuses des droits fondamentaux des travailleurs, ainsi que la possibilité de faire appel de ces décisions.

La qualité des données

Dans un premier temps, il faut comprendre que l’IA s’est initialement développée dans des secteurs où la collecte de données est à la fois abondante et relativement simple à réaliser. Le domaine du marketing en est un bon exemple, puisqu’il est facile d’y mesurer des indicateurs quantitatifs comme le nombre d’achats effectués par les clients pour un produit donné. En ressources humaines, toutefois, la situation est bien différente. La quantité de données disponibles pour entraîner des algorithmes fiables est souvent limitée. 

D’une part, ces données concernent les employés, ce qui signifie que leur volume dépend du nombre de personnes au sein de l’organisation, mais aussi du nombre d’événements pertinents pouvant faire l’objet d’une collecte. Par exemple, si l’on souhaite analyser les raisons de départ des employés, il faut qu’un nombre suffisant de démissions ait eu lieu pour que les données recueillies soient significatives et exploitables. 

D’autre part, la collecte d’informations en RH dépend en grande partie de la volonté et de la participation des employés, et non uniquement des systèmes en place. Contrairement à d’autres secteurs, la gestion des ressources humaines ne dispose pas encore, de façon généralisée, de mécanismes systématiques de collecte de données, ce qui complique l’utilisation fiable et efficace de l’IA dans ce domaine.[11] Une mauvaise qualité des données recueillies, combinée à un algorithme peu fiable, peut mener à des résultats imprécis, voire erronés.

Les biais discriminatoires

Il est important de rappeler que l’IA ne parvient pas à reproduire l’intuition humaine, en raison de la complexité du fonctionnement de la conscience.[12] De plus, comme elle est conçue par des personnes évoluant dans des contextes sociaux, politiques et culturels spécifiques, l’IA reste influencée par ces réalités. De ce fait, plusieurs biais discriminatoires peuvent s’immiscer dans les algorithmes au fil du temps. Des études montrent, par exemple, que certains systèmes favorisent des traits associés aux hommes pour les promotions, ou privilégient des candidats selon leur lieu de résidence, compromettant ainsi l’égalité des chances. En théorie, une IA bien programmée pourrait contribuer à réduire les biais humains, conscients ou non. En pratique, elle peut reproduire, voire amplifier, les biais qu’elle était censée corriger.[13]

La protection des renseignements personnels

Comme nous l’avons mentionné dans un article précédent, la collecte des renseignements personnels des employés doit se faire dans le respect de leur vie privée et des dispositions législatives en vigueur. Les employeurs ont donc la double responsabilité de s’assurer que cette collecte soit conforme, tout en protégeant les données une fois celles-ci obtenues. Or, en pratique, cela s’avère complexe étant donné l’ampleur des données récoltées, traitées et analysées par l’IA, qui accroît considérablement les risques de bris de confidentialité. 

Cette situation est d’autant plus préoccupante que l’Ordre des CRHA souligne déjà les difficultés rencontrées par les entreprises pour se conformer à la Loi modernisant des dispositions législatives en matière de protection des renseignements personnels, une loi jugée complexe et exigeante à appliquer.[14] Dans ce contexte, il est légitime de s’interroger sur la capacité des organisations à respecter pleinement ces obligations, particulièrement alors que l’IA prend une place de plus en plus importante au sein des milieux de travail.[15]

La prise de décision et l’appel des décisions

Nous sommes désormais conscients que, bien que l’IA puisse constituer un outil d’appui pertinent à la prise de décision pour les professionnels en ressources humaines et gestionnaires, elle comporte également des limites importantes. Les données sur lesquelles reposent ces décisions peuvent être inexactes, biaisées, voire erronées. Cela soulève une question fondamentale : lorsqu’une décision fondée sur les résultats générés par une plateforme d’IA est contestée, ou porte atteinte aux droits d’un travailleur, qui doit en assumer la responsabilité ? Le concepteur de l’algorithme, l’employeur (client) ou l’utilisateur direct ?

À première vue, la réponse peut sembler évidente : plusieurs auront le réflexe de désigner l’utilisateur ou l’employeur comme responsable. Toutefois, si ce dernier paie pour les services d’une plateforme d’IA spécialisée, ne devrait-il pas pouvoir s’y fier ? La question mérite d’être explorée davantage, car les lignes de responsabilité demeurent floues.

Dans cette optique, l’Ordre des CRHA recommande la mise en place de mesures renforçant la transparence dans l’utilisation des algorithmes en gestion des ressources humaines. Il propose que les systèmes automatisés soient encadrés par du personnel qualifié et que les travailleuses et travailleurs disposent d’un véritable droit de contestation à l’égard des décisions prises par ces technologies. 

5. Conclusion

L’intégration de l’IA dans le monde du travail, et plus particulièrement dans la gestion des ressources humaines, marque une étape décisive de la transformation numérique des organisations. Si elle promet des gains considérables en efficacité et en performance, elle soulève également d’importants enjeux d’ordre éthique, juridique et organisationnel. Pour que l’IA contribue positivement à l’évolution des milieux de travail, son déploiement doit être réfléchi, encadré et soutenu par des pratiques responsables. La fonction RH a ici un rôle central à jouer : en guidant l’adoption de l’IA de façon humaine et éclairée, elle devient un levier essentiel de durabilité organisationnelle.

Chose certaine, l’arrivée progressive de l’IA en milieu organisationnel soulèvera inévitablement de nombreux questionnements, tant en raison des changements qu’elle entraîne dans les pratiques en ressources humaines que du flou juridique qui entoure encore son utilisation. Dans ce contexte de transformation technologique majeure, il est essentiel que les organisations soient bien accompagnées pour naviguer avec confiance et rigueur.

Chez Loranger Marcoux, nous nous positionnons comme un partenaire stratégique de choix pour soutenir nos clients dans cette transition. Grâce à notre expertise à l’intersection du droit du travail et des ressources humaines, nous sommes en mesure d’offrir un accompagnement sur mesure, à la fois proactif, éthique et conforme aux exigences légales.


[1] Nations Unies, Conseil économique et social, Commission de la science et de la technique au service du développement. (2022, 28 mars – 1er avril). Vingt-cinquième session : Science et technique au service du développement — La quatrième révolution industrielle au service d’un développement inclusif (Point 3 a) de l’ordre du jour provisoire). Genève, p.6

[2] Chevalier, F., & Dejoux, C. (2021, septembre). Intelligence artificielle et management des ressources humaines : pratiques d’entreprises. HEC Paris, Laboratoire GREGHEC et Cnam, Laboratoire LIRSA. Enjeux numériques – N°15 – Annales des Mines, p. 95

[3] Nations Unies, Conseil économique et social, Commission de la science et de la technique au service du développement. (2022, 28 mars – 1er avril). Vingt-cinquième session : Science et technique au service du développement — La quatrième révolution industrielle au service d’un développement inclusif (Point 3 a) de l’ordre du jour provisoire). Genève, p.7

[4] Ordre des conseillers en ressources humaines agréés. (2024, 5 septembre). Intelligence artificielle en entreprise : nouveau sondage sur les défis RH. https://​ordre​crha​.org/​d​e​c​o​u​v​r​i​r​-​l​o​r​d​r​e​/​p​u​b​l​i​c​a​t​i​o​n​s​-​e​t​-​m​e​d​i​a​/​c​o​m​m​u​n​i​q​u​e​s​/​i​n​t​e​l​l​i​g​e​n​c​e​-​a​r​t​i​f​i​c​i​e​l​l​e​-​e​n​t​r​e​p​r​i​s​e​-​d​e​f​is-rh

[5] Office québécois de la langue française. (2018). Numératie. Grand dictionnaire terminologique. https://vitrinelinguistique.oq…

[6] Jacob, S., Souissi, S., & Patenaude, N. (2022). Intelligence artificielle et transformation des métiers en gestion des ressources humaines. Chaire de recherche sur l’administration publique à l’ère numérique, Université Laval.

[7] Ordre des conseillers en ressources humaines agréés. (2024, 5 septembre). Intelligence artificielle en entreprise : nouveau sondage sur les défis RH. https://​ordre​crha​.org/​d​e​c​o​u​v​r​i​r​-​l​o​r​d​r​e​/​p​u​b​l​i​c​a​t​i​o​n​s​-​e​t​-​m​e​d​i​a​/​c​o​m​m​u​n​i​q​u​e​s​/​i​n​t​e​l​l​i​g​e​n​c​e​-​a​r​t​i​f​i​c​i​e​l​l​e​-​e​n​t​r​e​p​r​i​s​e​-​d​e​f​is-rh., P.18

[8] Jacob, S., Souissi, S., & Patenaude, N. (2022). Intelligence artificielle et transformation des métiers en gestion des ressources humaines. Chaire de recherche sur l’administration publique à l’ère numérique, Université Laval. P. 3

[9] Chevalier, F., & Dejoux, C. (2021, septembre). Intelligence artificielle et management des ressources humaines : pratiques d’entreprises. HEC Paris, Laboratoire GREGHEC et Cnam, Laboratoire LIRSA. Enjeux numériques – N°15 – Annales des Mines, p. 96

[10] Jacob, S., Souissi, S., & Patenaude, N. (2022). Intelligence artificielle et transformation des métiers en gestion des ressources humaines. Chaire de recherche sur l’administration publique à l’ère numérique, Université Laval. P. 5

[11] Chevalier, F., & Dejoux, C. (2021, septembre). Intelligence artificielle et management des ressources humaines : pratiques d’entreprises. HEC Paris, Laboratoire GREGHEC et Cnam, Laboratoire LIRSA. Enjeux numériques – N°15 – Annales des Mines, p. 101

[12] Jacob, S., Souissi, S., & Patenaude, N. (2022). Intelligence artificielle et transformation des métiers en gestion des ressources humaines. Chaire de recherche sur l’administration publique à l’ère numérique, Université Laval. P. 13

[13] Ordre des conseillers en ressources humaines agréés. (2024, 5 septembre). Intelligence artificielle en entreprise : nouveau sondage sur les défis RH. https://​ordre​crha​.org/​d​e​c​o​u​v​r​i​r​-​l​o​r​d​r​e​/​p​u​b​l​i​c​a​t​i​o​n​s​-​e​t​-​m​e​d​i​a​/​c​o​m​m​u​n​i​q​u​e​s​/​i​n​t​e​l​l​i​g​e​n​c​e​-​a​r​t​i​f​i​c​i​e​l​l​e​-​e​n​t​r​e​p​r​i​s​e​-​d​e​f​is-rh., P.21

[14] Ordre des conseillers en ressources humaines agréés. (2024, 5 septembre). Intelligence artificielle en entreprise : nouveau sondage sur les défis RH. https://​ordre​crha​.org/​d​e​c​o​u​v​r​i​r​-​l​o​r​d​r​e​/​p​u​b​l​i​c​a​t​i​o​n​s​-​e​t​-​m​e​d​i​a​/​c​o​m​m​u​n​i​q​u​e​s​/​i​n​t​e​l​l​i​g​e​n​c​e​-​a​r​t​i​f​i​c​i​e​l​l​e​-​e​n​t​r​e​p​r​i​s​e​-​d​e​f​is-rh., P.25

[15] Observatoire international sur les impacts sociétaux de l’IA et du numérique (OBVIA). (2024). État de la situation sur les impacts sociétaux de l’intelligence artificielle et du numérique. P. 10